Devant mes yeux
Plonger dans la nuit, dans ce bain mort du sommeil, et renaître au matin, ton prénom sur mes lèvres, tes yeux près des miens, en pensée.
La passion a ceci de fou, qu’elle n’existe pas en dehors de la douleur. Elle n’a sa place, dirait-on, que dans la tragédie, l’angoisse et le supplice. Moi, je voudrais t’aimer doucement.
Laisse- moi t’aimer… s’il te plaît.
Pierre écrivait ces lignes sur le carnet qu’il traînait avec lui depuis quelques semaines. Il avait trouvé ce moyen là pour calmer ses sentiments, leur donner un lieu raisonnable ou s’exprimer.
Il ne comprenait toujours pas comment tout cela lui était arrivé, à lui, ne pas parvenir à oublier un visage, une voix, toujours se maintenir au plus près du sillage de l’être aimé. Se détester d’être comme cela, en attente, se détester de ne rien oser.
Était-elle heureuse ? Il n’en était même pas certain. Il adorait sa manière de tourner la tête vers lui, de lui tendre des documents, de lui sourire. Il tentait de cacher ce qu’il ressentait pour elle en fuyant, toujours, le plus possible, son regard. A quoi bon ? Elle avait des enfants, son mari appelait chaque midi, et elle semblait si légère, si insouciante. Il aimait attraper du bout des doigts les éclats de soleil que son rire laissait dans son bureau lorsqu’elle passait lui proposer de déjeuner ensemble. Comment détruire ces petits moments de bonheur là par des révélations fracassantes ?
Pierre glissa le carnet dans la boîte à gants de sa voiture, respira bruyamment et s’extraya de son véhicule en soupirant encore, persuadé de vivre cette journée de la même manière qu’il avait vécu la précédente, sans difficultés apparentes mais avec une peine toujours plus lourde à porter le soir venu. Devrait-il finir par envisager un changement de poste ? Une mutation ? Faudrait-il en arriver là pour réussir à vivre enfin sans ce poids mort en lui ?
Estelle était là, devant lui, ses sandales claquaient dans le couloir.
Il lui prit le bras, légèrement, et elle se retourna, à peine surprise, lui plaquant rapidement un baiser sur chaque joue. Savait-elle ? Se doutait-elle ? Ce moment. Pour rien au monde, il ne l’aurait échangé, avec personne. Ce moment. Chaque jour. Chaque jour, sauf les week-ends et les jours fériés.
Son bureau, ses affaires, ses dossiers. Il arrivait à faire abstraction de la présence d’Estelle à quelques pas de lui en se plongeant dans des chiffres et des tableaux. Il avait cette faculté là, heureusement, de réussir à se plonger dans le travail, comme dans le sommeil, sans réfléchir, une masse.
Mais cette journée n’était pas semblable à toutes les autres, il aurait dû s’en douter.
Il entendit juste de grands cris affreux derrière sa porte fermée - il releva la tête - et puis son cri… à elle.
© Les écrits d'Antigone - 2009
Un écrit largement inspiré de ce film là...ou plutôt "sous effet" de ce film là... Un écrit qui aurait besoin d'une suite, mais je ne sais pas...peut-être pas, comme d'habitude.