Retour aux mots sauvages, Thierry Beinstingel
"Nous sommes transparents comme l'eau claire, clame la direction, et ce "nous" collectif se perd dans la léthargie de l'été. Pourtant, en juillet, à Marseille, dans la torpeur estivale, avec la mer scintillante des calanques, le ciel d'airain comme un couvercle brûlant, tout cela n'avait pas suffi à taire le drame qui s'était déroulé et les mots implacables de celui qui avait affirmé : Je me suicide à cause de mon travail. A cause de. Origine, fondement, raison, motif.
Retour brutal aux mots sauvages."
Comment passer aussi aisément qu'on le voudrait d'un poste qui demandait avant technicité, amour du travail bien fait, dextérité des mains, camaraderie, à cette fonction nouvelle d'opérateur qui ne réclame lui qu'élasticité de la bouche, perte d'individualité, de prénom, abrutissement.
Le nouveau, qui n'était avant qu'un homme taiseux aux mains abîmées, devient une voix, renommée Eric, pour faire bien, au bout du fil. Pour l'obtenir, appuyer sur la touche 9.
Alors pour échapper à l'enfermement des plateaux ouverts où chaque tête surmontée d'un casque répète en boucle le même discours appris par coeur, étalé sur l'écran - suivre le déroulement -, Eric transgresse, prend des notes, collationne, rappelle des clients et se rend même chez l'un d'eux.
Au dehors, il s'agit de vivre, alors pour ce faire il court, sensation sèche et addictive des poumons qui se blessent. Et puis ne pas oublier de saluer la boulangère, ne pas oublier tout court, être celui qui voit. Pas dupe.
J'ai été laminée par ce livre qui se présente comme un roman, mais si criant de vérité, ciselant finement un quotidien qu'ils sont nombreux à connaître, que je devine si aisément... Pourquoi se plaindre, comment oser, lorsque l'on a la chance d'avoir un travail ? Alors peu importe que la route pour se rendre à ce nouveau poste se soit allongée, le savoir-faire savamment appris remisé à la cave, et que le discours des responsables soit devenu si lénifiant. Il faut vendre, mentir, tromper, ne plus se reconnaître dans ce que l'on fait, tant pis. A présent pas le choix. On en vient à se dire au fil des pages qu'Eric a de la chance, finalement, d'être où il est, que c'est moins pire qu'ailleurs, pas si mal, l'équipe est chaleureuse, les chefs pas si terribles. On en oublierait presque les drames relatés qui jalonnent le récit, le retour à la réalité, aux mots sauvages.
D'une écriture efficace et sobre, Thierry Beinstingel dresse ici le portrait troublant d'un homme ayant troqué sa bouche contre ses mains, ses rêves contre un cauchemar dont il ne peut rien dire. D'où l'envie parfois de se laver, effacer enfin toute cette glue des jours.
J'ai été bouleversée, voilà, par la timide révolte de ce personnage de papier et par la simplicité terrible des mots de son créateur... Une lecture qui me semble nécessaire.
Note de lecture : Coup de coeur ! - 19€ - Fayard - Août 2010
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