Livre #3 (petit intermède d'écriture)
Je me suis rendue au marché ce matin. Difficile d'y échapper ici. Le samedi, le village change de figure, se colore, s'encombre de camionnettes. Et là je t'ai vu, au travers des étals, la tête penchée, tu semblais hésiter entre deux achats, ou alors tu laissais ton esprit vagabonder, profiter du moment. Le soleil était brillant et jaune, il était tôt, il faisait bon, tu étais seul. Je ne voyais que tes cheveux blonds. J'ai eu envie d'aller te voir, de te bousculer gentiment, d'entendre de nouveau ton rire complice. Ce serait si facile d'oublier.
A l'atelier, le travail commence à prendre forme. Tu as compris qu'il ne servait à rien d'essayer de me parler pour l'instant. Nous échangeons chacun à notre tour avec Marie, elle même trop préoccupée pour remarquer notre manège. La librairie que nous allons ouvrir dans quelques semaines est son bébé, c'est elle qui apporte les fonds, fait tout le travail, nous ne sommes que ses employés. Pour l'instant, toi et moi contactons les représentants, les éditeurs, nous cochons des petites croix dans des catalogues, nous rêvons à des rayons parfaits.
J'ai repris l'écriture de mon livre. Je sais à présent que je ne veux plus parler de l'enfance trop lointaine, ni de ce qui pourrait m'attrister. J'ai envie de lumière. J'ai donc pensé aux rencontres, aux moments légers comme des bulles de savon, je fais un florilège d'instants joyeux, de sensations. Sur la table de ma cuisine, je continue à faire des petits tas de photographies. Je prends plaisir à retrouver des visages. Il y a certaines personnes que j'aimerais revoir, d'autres non. Tous ces gens ont fait ma vie, prendraient de la place si ils étaient réellement présents ensemble, dans ma maison, aujourd'hui.
Mon fils râle devant l'envahissement de ma nouvelle lubie, réflexe naturel de l'adolescence contrariée. Lors des repas, il s'assied de mauvaise grâce à l'autre bout de la table, puis me décoche tout de suite un grand sourire. « Si ça te fait plaisir maman.» Notre complicité a toujours eu gain de cause, et Tom sait très bien que je le laisserais faire si il lui prenait l'envie de faire à son tour des petits tas de photographies à côté de son assiette. Depuis que nous ne sommes plus que deux, et que nous nous sommes retrouvés, tout à coup étonnés, en face à face avec nos similitudes de caractère, nos sensibilités à fleur de peau, le pli a été pris de privilégier la bienveillance, la rêverie. Le tumulte est au dehors.
Je t'ai permis de rentrer chez moi, de découvrir ma maison, et tu as serré mon fils dans tes bras. Je crois même que je n'ai pas cherché vraiment à calmer les papillons qui, dès notre troisième rencontre, ont bougé dans mon ventre. Mais il y a surtout ces mails, tous ces mots que nous échangions. Notre conversation me manque. Ecrire sur ce cahier ne remplace pas tout. Les blancs laissés par tes réponses inexistantes sont des petites flèches que je dois apprendre à soigneusement éviter.