Vies cruelles, Lorrie Moore
"Dennis, franchement, pourquoi tu penses tout le temps à l'amour, pourquoi il t'importe tant de savoir si quelqu'un t'aime ou ne t'aime pas ? Tu ne lis que des livres sur ça, tu ne parles que de ça.
- Mets tous les affamés du monde dans une pièce, et tu auras beaucoup de conversations sur le rosbif."
Ils sont tous un peu à côté de la plaque les héros des nouvelles de Lorrie Moore, des intellectuels râtés perdus dans un monde brutal et agressif qui ne les comprend pas.
Mary, par exemple, hésite entre deux amants, mais sans doute est-ce simplement d'elle même qu'elle ne sait que faire ? D'autres se font piquer leurs idées, s'arrêtent devant le changement, ou aimeraient aller de l'avant, faire enfin ce qu'ils ressentent comme urgent pour eux, maintenant.
Mais chez Lorrie Moore, la vie est bien cruelle... empreinte d'une profonde solitude, et qui sait si la seconde chance ne partira pas tout simplement, comme souvent, avec l'eau du bain.
"Corrige-moi si j'ai tort, mais je ne pense pas avoir eu cette conversation tout seul." Il ressera son étreinte. "Je me trompe ?"
Vies cruelles est un recueil de nouvelles à l'ambiance assez spéciale, désenchantée, un brin absurde. Autant le dire d'emblée, ce titre ne plaira pas à tout le monde. Cependant, j'ai aimé lire ce Lorrie Moore là aussi (après mon expérience réussie avec le roman La Passerelle). Déjà, les nouvelles ne chutent pas de manière exagérée, mais dans une ellipse discrète, presque un silence, ce que j'ai vivement apprécié. De plus, l'impression, l'impact de cette lecture reste fortement en tête une fois le livre refermé. Et l'impression de malaise ressentie laisse très vite la place à l'admiration. Il est évident que l'on a affaire là à une auteure de grand talent, dans la droite ligne d'autres auteures telles que Alice Munro ou Rachel Cusk qu'elle va de suite d'ailleurs cotoyer physiquement dans ma bibliothèque... Je vais continuer de la suivre.
Editions Points - 7.30€ - Octobre 2013
En cours de lecture...
"Si seulement elle pouvait abandonner son fichu cerveau, laisser son coeur gonfler, s'enflammer, son cerveau prendre l'air des journées et des saisons entières, et écrire des contes pour enfants. Elle ouvrirait la bouche devant les gens réunis à la bibliothèque, et voilà ce qu'il en sortirait : Il était une fois... [...]
Mais peut-être que l'on pouvait vivre en dessous du cou. Peut-être que l'on pouvait vivre avec les vêtements que l'on souhaitait enlever, tous empilés par-dessus la tête, devant la figure ; pas seulement un pull avec le col étroit, mais tout ce qui se coincerait là - pantalons, chaussures et chaussettes -, un désordre farfelu sur les épaules, à la place de la tête, tandis que le corps, nu comme un ver, se préparerait à vivre le reste de sa vie dans la campagne profonde, la cambrousse, sur une bretelle d'autoroute, sous la pluie. Peut-être était-ce possible. Parce que quand elle dormait contre lui comme ça, le reste du monde se précipitait dans une valise sous le lit. C'était la fin du désir que d'avoir ça. La voilà, la voilà. Il s'enroulait autour d'elle, prenait sa tête comme celle d'un enfant dans sa main et lui soufflait des mots, dans la gorge, dans la poitrine, alors qu'il s'endormait. Endors toi, endors-toi avec moi."
Extrait de Vies cruelles de Lorrie Moore
Pour l'instant, je ne sais que penser de ce titre entre admiration et interrogation. Je crois que je n'avais encore jamais rien lu de pareil. J'avais beaucoup aimé La passerelle du même auteur [clic ici]. Mon billet bientôt.
La Passerelle, Lorrie Moore
Il fallait bien vivre, ne serait-ce que par politesse.
"Comme une petite fille, je croyais que le vieillissement ne me concernerait jamais. La mort, oui - ça, je le savais grâce à la poésie anglaise. Mais se rider, se voûter, boiter, blanchir, faiblir, grossir, maigrir, ralentir ? Je ne permettrais jamais que ça m'arrive, à moi."
Tassie a vingt ans. Etudiante, elle vient d'être engagée par un couple pour devenir la baby-sitter du bébé qu'ils s'apprêtent à adopter. Emma-Mary est afro-américaine et s'avère être déjà grande, elle a presque deux ans. Elle est joyeuse, affectueuse et apporte beaucoup à la jeune-fille, par ailleurs amoureuse du beau Reynaldo, rencontré en cours.
Tassie pense innocemment que la vie peut ainsi continuer de couler ses jours heureux. Mais c'est compter sans les secrets, faiblesses et mensonges, de ceux qui l'entourent, et sans sa propre négligence envers un frère cadet tant aimé...
La passerelle évoque avec beaucoup de justesse ce passage particulier et délicat, parfois chaotique, qui mène de l'enfance et l'âge adulte, ainsi que la prise de responsabilité de ses actes et les envies de s'assumer qui vont de pair. Il parle aussi de racisme, via la présence d'Emma-Mary regardée comme différente car vivant au sein d'une famille blanche. Mais ce roman n'est pas que cela, un roman initiatique ou un plaidoyer. Il est également pourvu de multiples ramifications narratives - nous partons quelques temps dans la famille rurale de Tassie - qui permettent au final de dresser le portrait d'un personnage, une toute jeune femme intelligente et sensible, que l'on aurait aimer connaître.
Un très bon moment de lecture.
Editions Points - 7.50€ - Avril 2011
Un billet très complet chez Amanda - Cathulu et moi avons noté la même citation en exergue - Aifelle est une adepte - ...